Aéroport de Londres, David rentre de week-end. Il est allé rendre visite à Denis, son collègue d’études récemment expatrié au cœur de la « City ». Quitter la France, l’idée le tente à chaque escapade. D’autant que le dynamisme de cette ville dépeint par Denis le revitalise. L’expérience doit être enrichissante.
Alors qu’il met les pieds sur l’escalator, ses pensées s’évaporent. Elle monte, lui descend. Il ne peut se détacher de ses yeux. Si seulement, cet escalator pouvait s’arrêter, là, maintenant. Il s’entend répondre à son sourire envoûtant : « What’s your phone number ? » Elle plonge la main dans son sac. Captivé, il parvient tout juste à saisir la carte de visite qu’elle s’est empressée de lui tendre. Mais, déjà, elle s’éloigne.
Pendant le trajet de retour sur Paris, David ne peut s’ôter cette scène de la tête. C’est donc ça un « coup de foudre ? ». Amusé, mais toujours bouleversé, il réfléchit déjà au contenu de l’email qu’il va lui adresser sitôt arrivé. Grandiloquent, enflammé, simple, factuel, pragmatique, poétique, mystérieux… tous les styles y passent. Il s’épuise à force d’y penser. Irrésistiblement, il se jette sur son clavier.
David bataille avec son clavier pendant près de quatre heures. Il se décide enfin pour une courte missive d’à peine une dizaine de lignes. On a rarement la possibilité de faire deux fois mauvaise impression. Son email est donc prêt. Simple geste que de cliquer sur la touche « Envoi », alors d’où vient cette tension qui l’envahit à nouveau ? Comme si de ce geste dépendait le reste de sa vie. Un tout petit geste qu’il fait pourtant des centaines, si ce n’est des milliers, de fois par jour. Au boulot, il ne craint pas ce top départ quand il s’agit de délivrer à des milliers de prospects le courrier publicitaire. Il ne s’agit que de mesurer un pourcentage de taux de retours, puis un pourcentage de taux de conversions. Mais là, c’est important. Là, c’est binaire. C’est 0 ou 1. C’est 0% ou 100%. Pas de compromis. Sa vie bascule ou s’écroule.
Son email à peine transmis, David se met frénétiquement à appuyer sur la touche F5 pour activer la réception des nouveaux messages. Il a fait le compte des horaires. L’adresse sur la carte de visite, c’est Los Angeles. Donc, normalement, elle est rentrée. Elle doit être devant son ordinateur. Elle a dû recevoir son email. Elle doit répondre… Alors F5, F5, F5….
Lendemain matin, la réponse est là, sous ses yeux rougis d’avoir trop pensé. Quelques secondes d’hésitations. Mais la curiosité est trop forte. Il ouvre le message. David croit rêver : comme lui, elle n’a pu se défaire de cette scène à l’aéroport. Elle a un an de moins que lui. Elle travaille comme responsable en Ressources Humaines dans une société d’informatique…. Elle aussi voudrait mieux le connaître.
Cela fait trois mois maintenant que David et Johana s’écrivent régulièrement. Au début, les emails étaient très simples. La vie de tous les jours, le boulot, les sorties, les commentaires sur l’actualité… peu de choses très intimes. Entre les lignes, on pouvait décrypter la passion, l’envie de se livrer un peu plus, tout en ne voulant pas aller trop vite. Ce n’était pas « Chat coquin » quand même. Il ne s’agissait pas de tenir des propos désinhibés, juste pour s’amuser et se défouler.
Mais petit à petit, les écrits se sont faits plus précis. Les suggestions moins pudiques. L’obsession était toujours aussi forte depuis cette rencontre électrique dans l’aéroport. Au bout de deux mois, ils se sont même autorisés une conversation via la Webcam. Ils pouvaient maintenant se voir. Au début, il a fallu retrouver ses marques. On ne peut se dire à l’oral ce qu’on est parfois capable d’écrire, bien à l’abri derrière son écran. Tout du moins au début, car très vite, la flamme a repris le dessus.
Ils se voient et se parlent désormais tous les jours, et plusieurs fois par jour durant le week-end. Si les réseaux sans fils étaient un peu plus développés, il l’emmènerait au cinéma, au théâtre. Mais ça n’est pas encore possible, n’en déplaisent aux publicités des opérateurs. Comme substituts, ils s’organisent des dîners, en se mettant d’accord auparavant sur le menu. Ils se diffusent les mêmes chansons, dansent ensembles. Si proches, si loin. L’autre soir, il a même laissé la webcam branchée alors qu’il organisait un dîner d’amis. Pour que tout le monde fasse connaissance.
Aujourd’hui, c’est leur dernière communication vidéo.
L’idée qu’il la rejoigne a germé naturellement au cours de leurs échanges. Il est clair que la Webcam ne peut pas tout. Le besoin de se toucher, de se caresser, de se prendre la main, de s’embrasser… ne peut plus se contenter de substituts. Cette idée de changer d’horizon, de quitter son minuscule appartement parisien le séduit. Après tout, rien ne le retient ici. Cela fait suffisamment de temps qu’il a envie de foutre le camp. Trop petit ce pays. Trop prévisible. Toujours à donner des leçons, tout en continuant de s’enfoncer dans le marasme. Il se sent vivant. Paris lui paraît même moins étouffant. Il part à la conquête de son Rêve américain. Elle lui a d’ailleurs déjà trouvé quelques contacts intéressés par son expérience. Il se sent comme dans ses films américains : « Quand Harry rencontre Sally », « 7 ans de séduction »… Il sait par-dessus tout qu’il ne peut supporter plus longtemps d’être aussi proche d’elle tout en étant si loin. Cette union virtuelle ne peut plus durer. Rien qu’à l’idée de devoir encore attendre, il a la boule au ventre. Son souffle se fait court. La tête lui tourne. Comme dans ces rêves où l’on veut courir, sans pouvoir faire le moindre geste. Il faut qu’il la rejoigne. Johana, j’arrive.
Il a surpris tout le monde lorsqu’il a posé sa démission. De questions en questions, tous ont deviné ses motivations. Aucun n’a compris. Comment peut-il tout plaquer sur un coup de tête ? Il ne la connaît même pas. Il part dans un pays que tout le monde hait de plus en plus, surtout depuis l’élection de ce Bush, cette mauvaise caricature de John Wayne. Il ne supportera pas ces barbares incultes qui ne pensent qu’au fric. Il va se planter. Décidément, cela lui confirme que les gens d’ici ne peuvent voir qu’en négatif. Johana, j’ai démissionné.
Le billet n’a pas été facile à trouver. En cette période de l’année, tous les vols Paris / Los Angeles sont complets. Beaucoup trop de vieux qui partent à Tahiti en cette saison. Après plus de 2 heures passées dans l’agence de voyages en bas de chez lui, la vendeuse lui a trouvé une solution. D’abord Londres, puis Boston, enfin Los Angeles. De toute façon, même s’il devait s’embarquer sur un navire marchand transporteur de bananes, il le ferait. Il aurait bien aimé ne prendre qu’un aller simple. Pour le geste. Pour leur dire « non, je ne reviendrai pas. Ma décision est prise ». D’un point de vue légal, il était non seulement plus simple, mais plus économique, de prendre un aller-retour. Un passager aura plus de place à côté de lui, un jour. Johana, j’ai mon billet en poche. Pour le reste, vider son appartement n’a pas été trop compliqué. Il a organisé une grande soirée « brocante » chez lui. Johana, je n’ai plus aucune attache. J’arrive.
Il a son vol pour Londres dans 2 heures. Puis, ce sera le vol pour Boston. Enfin, le vol pour Los Angeles. Ils en redeviennent presque timides. Ils se sourient, se touchent les mains au travers de l’écran, se disent leur impatience, se souhaitent bon courage pour ces quelques heures de séparation. David doit y aller. Le taxi doit être en bas à l’attendre. Elle lui souhaite bon voyage. Promis, elle sera là, à l’arrivée de son vol n° 11 d’American Airlines, ce 11 septembre 2001.
Rédigée en Juillet 2004. Auteur : Nicolas Tessien
1 commentaire:
Petite précision : étant toujours à la recherche d'une solution permettant de proposer un système de notation directement en ligne, je vous propose (pour ceux qui le veulent) de laisser une note entre 1 et 10 directement dans votre commentaire (1 : j'ai pas aimé, mais alors pas aimé du tout; 10 : j'ai adoré). Si vous préférez mettre des étoiles (*) ou des dièses (#) pour que cela fasse scolaire, pas de problèmes...
Je ferai les tableaux de bord dans mon coin en attendant de trouver la solution.
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