12/16/2006

Le dernier repas de Joël

« Hep ! Joël ! Par ici ! On est là !
— Ohé ! Joël !
— Pousse tes fesses, le Pingouin, v’là Joël.
— Ça va, ça va. Pas la peine de brailler comme si c’était Jésus descendu de la croix.
— T’entends ça, Joël ? Paraît que tu descends pas d’la croix pour nous apporter la lumière comme on croyait tous. Ça c’est vache, hein les filles ? Tout un tas de pécheurs au désespoir, sans même parler des ravissantes pécheresses ici présentes...
— C’est vrai ça, Joël. Moi qui rêvais de te laver les pieds avec du parfum et de les essuyer avec mes cheveux...
— On en parlait justement avant que t’arrives. De Paula et de ses goûts dépravés, j’veux dire. Même que le Pingouin faisait salement la gueule en entendant ça, pas vrai les filles ?
— Vos gueules. Il a raison.
— Merde alors ! Faites silence pour accueillir la bonne parole, bande de mécréants ! Joël est descendu parmi nous et il a dit : le Pingouin a raison. Amen.
— La ramène pas, Ballu. J’suis pas d’humeur.
— Merde, Joël ! Si on peut même pas plaisanter...
— Tu m’aimes, Ballu ?
— Allez, quoi ! Joël ! Déconne pas. On va nous prendre pour des pédés.
— Tu m’aimes ?
— Enfin, merde, tu l’sais bien, non ?
— Quoi ?
— Que j’t’aime. Que j’t’aime bien, quoi. Merde ! Qu’est-ce qui te prend ? C’est l’coup d’ce soir qui te met dans un état pareil ?
— Peut-être bien. Ça et autre chose.
— Ballu a raison. T’es drôlement bizarre, ce soir. Qu’est-ce qui s’passe ?
— Sans importance. Quelqu’un a commandé ? »


Joël, tout le monde l’aimait — même moi. Personne ne savait exactement qui il était, ni d’où il venait, mais il avait ce truc injuste qui faisait qu’on ne pouvait pas s’empêcher de l’aimer. Il avait surgi un soir dans le bar et le cours du temps avait semblé trébucher, marquer cet instant de flottement que rapportent les témoins après un miracle. Il y avait eu un moment de silence, la fumée de cigarette s’était entr’ouverte pour lui livrer passage comme la mer Rouge devant Moïse, et les yeux des filles avaient paru refléter une lumière nouvelle, plus intense et plus belle que tout ce que nous avions jamais connu en fait de lumière. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour devenir le chef de notre petite bande.

Tout le temps que ça a duré, tout s’est passé comme dans un rêve. Joël avait ce je ne sais quoi que certains appellent la grâce, cette chose miraculeuse et insaisissable grâce à quoi il devenait le centre du monde : sans effort et de plein droit, parce que sa seule présence suffisait à transfigurer le monde ; grâce à quoi on l’aimait et le suivait les yeux fermés dans les coups de plus en plus tordus où il entraînait la bande comme par jeu, sûr de sa bonne étoile. Et, en dehors de moi, personne ne semblait connaître le doute. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passait, je croyais deviner chez Joël un tourment secret — mais je voyais bien, aussi, que j’étais le seul. Peut-être n’était-ce qu’imagination de ma part, ou bien Joël se montrait-il plus libre avec moi parce qu’il avait compris que je l’aimais sans le vénérer ? En fait, je crois que ce qui nous rapprochait, c’était que nous savions tous deux que les miracles ne durent qu’un temps, que la grâce et l’amour aussi se fanent.

Après sa mort, tout le monde a repensé à ce dernier repas au bar, avant le casse de la rue Rivals. Et personne n’a contredit Ballu quand il a dit que Joël avait eu le pressentiment de sa fin et que c’était ça qui l’avait rendu bizarre.

Personne non plus n’a paru surpris ni choqué que Ballu, le gros Ballu, se mette à chialer devant tout le monde. En fait, au bout d’un moment, tout le monde pleurait autour de la table — sauf moi.

« Qu’est-ce t’as à me r’garder comme ça, tu veux ma photo ?
— Arrête, Ballu, laisse le Pingouin tranquille. C’est pas parce que Joël est plus là que tu dois t’en prendre à lui.
— Mais regarde-le ! Avec sa gueule de p’tit saint !
— Ballu !
— Ballu a raison, Paula. L’Pingouin a pas l’air trop mouché, même après tout ce que Joël a fait pour lui...
— Moi j’dis qu’Joël était trop bon avec ce pourri, et que c’est pour ça qu’il est mort !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Parce que toi, tu trouves normal que les poulets nous attendaient ? Parce qu’ils nous attendaient, pas vrai, l’Pingouin ?
— Ça va, Ballu, arrête ! Là, tu vas trop loin. Il était avec nous ce soir, et il a failli y laisser sa peau lui aussi.
— Tu parles ! Il a détalé comme un lapin, ouais !
— On s’est tous tirés. Y a que Joël qui n’a pas foutu le camp quand ils ont commencé à tirer.
— Laisse tomber, Paula. C’est le chagrin, il ne sait plus ce qu’il dit.
— J’sais plus c’que j’dis ? Moi, j’sais plus c’que j’dis ? Espèce de sale faux-cul ! Donneuse ! Tire-toi avant que j’te fasse la peau, pourri ! »

Je ne me suis pas défendu, et il a fini par me lâcher. Personne n’avait levé le petit doigt pour ma défense. Dans les yeux qui me cernaient, je pouvais lire le doute, la peur et la haine derrière les larmes. Moi, j’avais les yeux secs, mais peut-être personne autour de la table n’était-il plus triste que moi. J’avais envie de vomir, de balayer les bougies qu’ils avaient allumées autour d’une photo de Joël que Paula avait longtemps portée en médaillon, de détruire pendant qu’il en était encore temps cette espèce de culte minable qu’ils allaient lui vouer si je me taisais. Mais je n’ai rien dit. Quand le rideau de fer a grincé derrière moi, je suis resté un moment hébété dans la nuit avant de m’éloigner du bar où la bande avait trouvé refuge après le casse et les coups de feu. Ma seule consolation, c’était la certitude que parler n’aurait servi à rien, que de toute façon ils ne m’auraient pas cru. Mais, si je voulais être honnête avec moi-même, je savais que ce n’était pas ça qui m’avait retenu — mais bien la promesse que Joël m’avait arrachée après s’être rendu compte que je l’avais vu sortir du commissariat.


Plus d'informations sur l'auteur : Eric Ulnar
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